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Le canalblog de Sylvain Rakotoarison
11 septembre 2023

L'autre 11 septembre...

« Mes paroles n'expriment pas l'amertume mais la déception et ces paroles seront le châtiment de ceux qui ont trahi le serment qu'ils firent. (…) Ils ont la force, ils pourront nous asservir mais nul ne retient les avancées sociales avec le crime et la force. L'Histoire est à nous, c'est le peuple qui la construit. » (Salvador Allende, le 11 septembre 1973 à Santiago du Chili).




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Pour des millions d'Américains, la journée du 11 septembre est particulière. Pour les Chiliens aussi, cette journée est particulière, mais pour une autre raison. Il y a exactement cinquante ans, le 11 septembre 1973, l'armée chilienne prenait d'assaut La Moneda (le palais présidentiel), à Santiago du Chili, et renversait le régime politique constitutionnel qui avait permis à l'Union populaire de prendre le pouvoir trois ans plus tôt. Assiégé depuis 7 heures du matin, le Président socialiste Salvador Allende s'est suicidé vers 14 heures. Il avait 65 ans. Ce putsch a mis au pouvoir le général Augusto Pinochet, nommé le 23 août 1973 commandant en chef des forces armées chiliennes par Salvador Allende et est resté à la tête des armées jusqu'au 11 mars 1998. Pinochet est resté chef de l'État jusqu'au 11 mars 1990 et a accepté une transition démocratique après l'échec du référendum du 5 octobre 1988.

Avant tout, il faut rappeler que le régime de Pinochet était insoutenable pour les partisans de la démocratie et des libertés. Différents rapports ont apporté quelques éléments factuels sur les exactions de cette dictature militaire pendant plus de seize ans : 2 279 assassinats d'opposants politiques, 27 255 personnes torturées, des milliers de disparus, des corps introuvables encore aujourd'hui (les familles des victimes réclament toujours que justice soit faite). Il y a eu des milliers de réfugiés chiliens qui se sont exilés, j'ai eu l'honneur d'avoir eu pour amis certains de ceux-ci.

Augusto Pinochet est mort "tranquillement" à 91 ans le 10 décembre 2006 à l'hôpital de Santiago, à la suite d'une crise cardiaque et d'un œdème pulmonaire, sans avoir été réellement inquiété par la justice chilienne ni même internationale (malgré plusieurs tentatives et procédures). Du reste, à sa mort, 60 000 Chiliens sont venus lui rendre hommage devant son cercueil, ce qui donne un aperçu de la division du pays.

Pendant une décennie (1973-1982), la dictature chilienne était un argument électoral en France : les gens de gauche envoyaient Pinochet à la figure des gens de droite et réciproquement, les gens de droite envoyaient Brejnev et aussi, à partir de 1981, Jaruzelski à la figure des gens de gauche. Cela ne faisait pas avancer les débats mais permettait de se situer dans un camp ou un autre. Pourtant, c'était comme si aujourd'hui, il n'y avait que le choix entre Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon, ce qui n'est heureusement pas le cas. Après 1982, et l'échec total de la politique économique de François Mitterrand (et le début d'une politique d'austérité), le clivage politique en France s'est assoupli sur des invariants économiques comme celui de vouloir réduire les déficits et la dette publique (tout en continuant à vouloir raser gratis, c'est là le paradoxe politique français).

Cinquante ans après le coup d'État du 11 septembre 1973, le Chili reste encore profondément divisé car les raisons du coup d'État pouvaient être fondées. L'arrivée au pouvoir de l'Union populaire, a fait du Chili le second pays marxiste (après Cuba) de la zone d'influence des États-Unis, selon ce pays. Si Richard Nixon était profondément opposé à l'arrivée de Salvador Allende au pouvoir, le niveau d'implication des États-Unis, en particulier de la CIA, reste encore sujet à débat. Ce qui est sûr, c'est que les Américains ont soutenu la dictature de Pinochet, du moins à ses débuts (la poignée de main du conseiller spécial à la Sécurité Henry Kissinger à Augusto Pinochet en est une illustration).

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Plusieurs éléments politiques et économiques sont néanmoins à prendre en compte pour expliquer ce coup d'État, même s'il ne l'excuse pas car les valeurs sont absolues et pas relatives.

Politiquement, le pouvoir de Salvador Allende était très instable et sa légitimité contestée (et contestable). L'élection présidentielle a eu lieu le 4 septembre 1970 (coïncidence, exactement un siècle, jour pour jour, après la proclamation de la Troisième République française par Léon Gambetta du parvis de l'Hôtel de Ville de Paris, réel commencement de la République en France), scrutin à un seul tour, très serré, et aucun des trois candidats n'a obtenu de majorité absolue : Salvador Allende (Union populaire) a recueilli 36,6% des voix et est arrivé en tête, après avoir échoué dans les trois précédentes élections présidentielles (4 septembre 1952, 4 septembre 1958 et 4 septembre 1964), Jorge Alessandri (ancien Président de la République, du parti national) 35,3% et Radomiro Tomic (démocrate chrétien) 28,1%.

Un scrutin alors a donc été organisé au sein du Parlement chilien pour départager les candidats, conformément à la Constitution. Les démocrates chrétiens ont choisi de voter pour Salvador Allende en compensation d'une restriction des pouvoirs présidentiels. Le 24 octobre 1970, Salvador Allende a été élu par 153 voix contre 35 pour Jorge Alessandri et 7 blancs (195 votes pour 200 parlementaires). Le Président du Sénat Tomas Pablo a ainsi proclamé : « En accord avec les articles 64 et 65 de la Constitution, la séance plénière du Congrès proclame le citoyen Salvador Allende Gossens, Président de la république du Chili pour la durée comprise entre le 3 novembre 1970 et le 3 novembre 1976, la séance est levée. ». Les États-Unis avaient tenté d'empêcher ce scrutin parlementaire, sans succès.

Pendant trois ans, la situation politique fut très instable et très agitée, six gouvernements se sont succédé, souvent renversés, les parlementaires démocrates chrétiens se retrouvant dans l'opposition, jusqu'au 22 août 1973 où les députés ont adopté, par 81 voix contre 47, une résolution condamnant une « violation grave de l'ordre constitutionnel et juridique de la République ».

La situation économique était catastrophique : l'inflation était à trois chiffres, la monnaie chilienne s'était effondrée, la balance du commerce extérieur, excédentaire avant l'arrivée de l'Union populaire, était déficitaire, les grèves paralysaient le pays, en particulier celle des camionneurs soutenus (financés) par la CIA, etc. Non seulement le Chili n'avait plus le soutien économique des États-Unis, mais l'Union Soviétique l'avait aussi lâché, regrettant que Salvador Allende n'ait pas pris totalement le pouvoir et n'ait pas employé l'usage de la force armée contre les opposants.

Aux élections législatives du 4 mars 1973, l'opposition a remporté la victoire avec 55,6% des voix, mais cela restait insuffisant pour destituer le Président. Salvador Allende a nommé son dernier gouvernement le 9 août 1973. Il y a nommé des militaires à des postes ministériels cruciaux (Budget, Travaux public, etc.) pour répondre à la grève des camionneurs dans un climat de violence généralisée (le transports est un facteur économique essentiel dans un pays si allongé). Il a nommé le général Augusto Pinochet au poste de commandant en chef des forces armées le 23 août 1973.

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Salvador Allende comptait rebondir politiquement en annonçant le 13 septembre 1973 la tenue d'un plébiscite pour fixer son sort, mais le putsch l'en a empêché. Replié dans son palais présidentiel, le Président encore en exercice a tenté de résister face aux assauts des putschistes. Mais avec la certitude d'échouer : on ne pouvait pas résister avec des mitraillettes aux bombes lâchées par des avions. Il a réussi à faire évacuer l'ensemble de ses partisans et s'est suicidé après avoir fait une déclaration publique. Un officier lui avait proposé de l'exfiltrer et de le faire exiler à l'étranger, mais l'avion aurait probablement été saboté.

Salvador Allende s'est-il vraiment suicidé ? La question mérite d'être posée car la plupart de ses partisans considéraient qu'il avait été assassiné par les militaires. Sans doute l'aurait-il été, un jour ou l'autre, après avoir été fait prisonnier s'il s'était rendu. Une enquête approfondie qui a été jusqu'à l'exhumation du corps de Salvador Allende, en 2011, a conclu néanmoins qu'il s'était effectivement suicidé, avec l'arme que lui avait offerte Fidel Castro (une kalachnikov AK-47 sur laquelle était écrit : « À mon bon ami Salvador, de la part de Fidel, qui essaye par des moyens différents d'atteindre les mêmes buts »).

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Le journaliste Thomas Huchon (célèbre chasseur de désinformation) a recueilli certains témoignages sur cette fin tragique, qu'il a publiés en 2013 dans son livre "Allende, c'est une idée qu'on assassine" (éd. Eyrolles). Ainsi, Arturo Jiron, Ministre de la Santé, ami et médecin de Salvador Allende : « Mon dernier moment avec Allende, c’est à La Moneda, le jour du coup. Avant le début des combats, il nous a demandé de sortir du Palais. Il ne souhaitait pas de "héros inutiles". Seuls ceux qui savaient se battre pouvaient rester. Et, en toute logique, aucun de nous n’est parti. Pourtant, on ne savait pas se servir d’une arme à feu ! Mais nous sommes tous restés avec lui. Je vais même te dire que c’est un grand honneur que l’on soit tous restés avec lui, jusqu’à la fin. Je crois que le terme de courageux n’est pas approprié pour qualifier le comportement d’Allende ce jour-là. Il a été héroïque ! (…) J’ai entendu un coup de feu et j’ai quitté la file pour aller voir ce qui se passait. J’ai passé la tête dans la pièce et j’ai vu le Président Allende mort. À ce moment, Enrique Huerta a crié : “Le Président est mort !”. Moi, je suis parti annoncer à mes camarades la triste nouvelle. ».

De même, l'ancien ministre d'Allende, chargé de la nationalisation du cuivre, Jorge Arrate a confié à Thomas Huchon : « Je n’ai aucun doute sur le fait qu’il était prêt à se sacrifier. “Pour me sortir de La Moneda, ce sera les pieds devant !”, ou encore : “Je ne sortirai que dans un pyjama de bois !”, il le répétait. Je pense que ses discours au moment de mourir, qui sont une merveille, ont été dits avec cette tranquillité, cette sérénité, parce qu’il savait que ça pouvait arriver (…). On l’a nié [la thèse du suicide] parce que ces gens, Pinochet et les siens, étaient tellement mauvais que l’on ne voulait pas les libérer de la responsabilité de notre mort. En réalité, ça ne change rien. Ils tuaient des milliers de personnes, alors, une de plus, une de moins... Le point clef, c’est que, si quelqu’un tire des roquettes sur un bâtiment, c’est pour tuer ceux qui se trouvent à l’intérieur. Quand quelqu’un se défend contre des chars, des roquettes, avec une mitraillette, c’est parce qu’il est prêt à se faire tuer. Pour moi, cela revient au même qu’il se soit tué, où qu’on l’ait assassiné. De toutes les manières, ils l’ont tué. (…) Je crois, mais ce n’est là qu’une interprétation personnelle, qu’il prévoyait que, s’ils le prenaient vivant, il serait l’objet d’une série d’humiliations. Ce qu’il représentait allait perdre en dignité, en force. Il allait être comme d’autres Présidents latino-américains vaincus, à qui l’on offre un avion afin qu’il s’exile. J’imagine qu’il ne voulait pas être comme les autres. Pour autant, son suicide n’est pas un geste d’égolâtrie. Son suicide, c’est basiquement pour sauver la dignité d’un projet politique, et sa propre dignité. ».

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Paradoxalement, parallèlement à la dictature militaire qui a mis une chape de plomb sur les libertés publiques et la démocratie, le régime Pinochet s'est caractérisé par une longue période de stabilité et prospérité économiques, au point que des économistes, à l'instar de Milton Friedman, ont parlé de "miracle chilien". Cela a longtemps justifié le soutien du régime notamment par les États-Unis (même sous Jimmy Carter) et la Grande-Bretagne (sous Margaret Thatcher), bénéficiant d'un brevet de résistance au communisme en pleine guerre froide. À la seconde moitié des années 1980, les États-Unis ont commencé à soutenir les transitions démocratiques dans les pays d'Amérique du Sud, bien avant la chute de l'URSS.

Ainsi, à son cinquantième anniversaire, ce triste événement reste encore un sujet clivant de discussion. Pour moi, les milliers d'assassinats, les dizaines de milliers de tortures ont parlé pour le régime. La prospérité économique n'est pas le premier objectif dans une communauté humaine. Helmut Kohl l'a bien compris lorsqu'il a accéléré la Réunification allemande en intégrant l'Allemagne de l'Est dans l'Allemagne fédérale avec la parité des deux marks, ce qui a plombé l'économie allemande pendant plus d'une dizaine d'années : pour les peuples, les objectifs politiques ont toujours primé sur les considérations économiques. C'est ce que certains Chiliens devraient comprendre pour assumer définitivement cette partie tragique de l'histoire du Chili.


Aussi sur le blog.


Sylvain Rakotoarison (09 septembre 2023)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
Il y a 50 ans, le coup d'État au Chili.
Rapport Rettig publie le 9 février 1991 (à télécharger).
Augusto Pinochet.
Patricio Aylwin, homme-clef de la transition démocratique chilienne.

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https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20230911-chili-1973.html

https://www.agoravox.fr/actualites/international/article/l-autre-11-septembre-249919

http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2023/09/08/40033202.html









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