Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Le canalblog de Sylvain Rakotoarison
3 juillet 2023

Les deux faces de l'inénarrable Charles Hernu

« Si tu deviens homme d'État, n'oublie pas que le grand secret de la politique est dans ces deux mots : savoir attendre. Si tu es ministre, souviens-toi qu'on se tire de tout avec ces deux mots : savoir agir. » (Alexandre Dumas).



_yartiHernuCharles01

Il est un peu sorti des mémoires de la vie politique, et pourtant, homme mystérieux, il aurait mérité que des historiens s'attardent sur son existence assez étonnante. Charles Hernu est né il y a juste 100 ans, le 3 juillet 1923, à Quimper, mais c'est plutôt dans l'agglomération de Lyon qu'il allait s'implanter électoralement, à Villeurbanne, la deuxième ville du Rhône et la voisine de Lyon, dont il a été élu pendant plus d'une douzaine d'années.

Au soir des élections législatives du 16 mars 1986, qui avait été mises à la proportionnelle sur l'échelle départementale, Charles Hernu, député sortant, ancien ministre et menant la liste socialiste, avait fait jeu égal avec la liste UDF menée par l'ancien Premier Ministre Raymond Barre : chacun avait obtenu trois élus. Raymond Barre, candidat pressenti à l'élection présidentielle depuis quelques années, au sommet des sondages d'intentions de vote et des baromètres de popularité, avait pourtant tablé sur cinq élus. Le médiocre score du futur maire de Lyon (à cause de la liste RPR menée par Michel Noir) avait ainsi conduit Charles Hernu à déclarer, de sa voix rassurante et posée, celle que pourrait avoir un médecin : pourquoi ne serait-il pas candidat à l'élection présidentielle de 1988, puisqu'il était au même niveau électoral que Raymond Barre ?

Dans sa face brillante, Charles Hernu reste le socialiste qui a amené les socialistes à approuver le principe de la dissuasion nucléaire. Rien que pour cela, il a eu un rôle essentiel dans l'histoire de France, puisque les socialistes sont arrivés au pouvoir un peu plus tard. Imagine-t-on ce qui se ce serait passé, et les conséquences en 2023 avec la guerre en Ukraine, si, avec le démantèlement de l'économie, les socialistes de 1981 avaient démantelé également la force de frappe nucléaire française ?

Radical après la guerre, entre 1947 et 1962, Charles Hernu était surtout un proche de Pierre Mendès France. Élu député de la Seine à l'âge de 32 ans aux élections législatives de janvier 1956 (celles du fameux front républicain qui a conduit Guy Mollet, et pas Pierre Mendès France, au pouvoir), il a été l'un des rares députés non communistes à refuser de voter l'investiture à De Gaulle le 1er juin 1958 (avec Pierre Mendès France et François Mitterrand), et a été ensuite laminé aux élections de novembre 1958 (et aux suivantes, pendant toute la période gaullienne et pompidolienne).

En 1962, il s'est inscrit au PSU pour suivre Pierre Mendès France mais il s'était nettement rapproché en 1963 de François Mitterrand dont il est devenu l'un des grands amis politiques, à l'instar de Louis Mermaz, Roland Dumas, Claude Estier, Georges Dayan, Georges Fillioud, etc. Dès 1953, il était à la tête d'un club des Jacobins ressuscité en reprenant l'ancien mouvement au sein du parti radical au début des années 1930, la mouvance de ceux qu'on appelait les "jeunes Turcs" (Pierre Mendès France, Jean Zay, Pierre Cot, Bertrand de Jouvenel, etc.), l'aile gauche d'un parti radical devenu, selon eux, trop conservateur à la fin de la Troisième République.

En 1965, Charles Hernu a pris une part active dans la campagne présidentielle de François Mitterrand et il a été à ses côtés pendant son repli à la fin des années 1960, au sein du la Convention des institutions républicaines (CIR), dans l'un des multiples clubs de la gauche non communiste qui ont été rassemblés au sein de la Fédération de la gauche démocrate et socialiste (FGDS), puis il a noyauté le PS avec François Mitterrand en 1971. Comme les socialistes n'avaient aucune compétence sur la doctrine militaire à proposer, Charles Hernu est devenu le responsable défense des socialistes et les a amenés à revoir leurs positions antinucléaires et antimilitaristes. Il était en outre fortement partisan de la construction européenne alors que beaucoup de ses camarades étaient favorables à une alliance tournée vers l'URSS.

Après l'échec de ses tentatives d'implantation électorale à Châteauroux et à Saint-Étienne, Charles Hernu a réussi celle dans la région lyonnaise : il a été élu maire de Villeurbanne en mars 1977 dans une bataille électorale dominée par une forte contestation des communistes : Charles Hernu a battu le maire sortant, ancien de la SFIO mais anticommuniste, à savoir l'ancien résistant, Étienne Gagnaire, maire de 1954 à 1977, député de 1956 à 1958 et de 1973 à 1978 (sous l'étiquette du Mouvement réformateur de JJSS et Jean Lecanuet, face aux communistes), à qui il a succédé aussi comme député à partir de mars 1978 (en raison de son échec municipal, Étienne Gagnaire ne s'était pas représenté).

Précisons les résultats de ces élections municipales à Villeurbanne en mars 1977. Au premier tour, le maire sortant Étienne
Gagnaire, soutenu par le CDS, les RI et le RPR, est arrivé en tête avec 32,6% des voix. Est arrivée ensuite la liste socialiste menée par Charles Hernu avec 29,4% talonnée de peu par la liste communiste menée par René Desgrand avec 26,5%. La liste communiste s'est retirée et Charles Hernu a largement gagné au second tour avec 59,9% des voix, sans élus communistes (dont la liste s'était retirée), face à la majorité municipale sortante. Voici donc Charles Hernu en notable politique important de l'agglomération lyonnaise, député-maire de Villeurbanne, constamment réélu jusqu'à sa mort, en 1990.

_yartiHernuCharles03

Son bâton de maréchal, Charles Hernu, fils de gendarme, l'a eu sans surprise en étant le premier Ministre de la Défense de François Mitterrand, du 22 mai 1981 au 20 septembre 1985, dans les gouvernements de Pierre Mauroy et de Laurent Fabius. Il a été très bien accepté par les militaires, étonnés de son dynamisme. Il aurait été sans doute indéboulonnable à ce poste (un peu comme Jack Lang à la Culture) s'il n'y avait pas eu la triste affaire du Rainbow Warrior.

En effet, le 10 juillet 1985, le Rainbow Warrior, un navire de l'organisation écologiste Greenpeace, à quai en Nouvelle-Zélande avant d'appareiller pour Mururoa afin de protester contre les essais nucléaires français, a été détruit par deux explosions et a coulé. À l'intérieur, un photographe (Fernando Pereira, 35 ans) n'a pas eu le temps de quitter le navire et en est mort. Très vite, les services secrets français ont été mis en cause dans ce dynamitage (en raison de négligence des faux époux Turenge). Tout l'été, l'affaire est devenue un feuilleton politique accablant pour l'exécutif et finalement, Charles Hernu a été lâché par le pouvoir politique pour protéger le Président de la République François Mitterrand (qui était au courant, selon l'amiral Pierre Lacoste, patron des services secrets) et le Premier Ministre Laurent Fabius. Paul Quilès lui a alors succédé.

_yartiHernuCharles02

Charles Hernu a poursuivi sa carrière politique en s'occupant surtout de Villeurbanne et en participant au débat national comme parlementaire. Mais il est resté très amer de son lâchage en 1985. Michèle Cotta a raconté dans ses Cahiers le 29 septembre 1986 :
« Je me souviens à ce propos, c'est Jean Poperen qui me l'a raconté il y a plusieurs mois, qu'après l'épisode du Rainbow Warrior et son départ forcé du gouvernement, Charles Hernu avait coutume de se planter, muet, partout où il allait, devant François Mitterrand comme pour lui donner mauvaise conscience. ».

Le 17 janvier 1990, au début d'un discours qu'il était en train de prononcer à Villeurbanne devant des associations arméniennes, Charles Hernu a été terrassé par une crise cardiaque (il avait 66 ans). Son suppléant socialiste Jean-Paul Bret lui a succédé à l'Assemblée Nationale, et allait devenir le maire de Villeurbanne de mars 2001 à juillet 2020 (Gilbert Chabroux lui a succédé à la mairie).

Michèle Cotta a commenté au lendemain du décès : « Voilà quelqu'un dont la vie a été brisée par la politique après que celle-ci lui eut longtemps tout donné. (…) Gai, débordant d'énergie, le regard clair et direct (…), il était capable de faire croire que le moindre de ses communiqués était la plus importante des choses au monde. Chacun riait, parfois avec envie, de son sens hyperdéveloppé de la communication. (…) Il aimait Mitterrand et souffrit mille morts de son lâchage, pourtant tardif, dans l'affaire du Rainbow Warrior. (…) Il arrivait à Mitterrand de fuir son regard. ».

Si sa mémoire a été honorée à Villeurbanne, à Lyon et même à Quimper (sa ville natale), elle ne l'est pas au niveau national à cause de sa face obscure qui a été révélée avec plus ou moins de persuasion par certains journalistes. On a reproché en effet deux choses (voire trois choses) particulièrement graves à Charles Hernu.

D'une part, d'avoir profité de la collaboration pendant la guerre entre mai et juillet 1944, comme délégué départemental à l'information sociale pour l'Isère dont la mission était clairement affichée : « briser l'hostilité contre la relève et contribuer au climat de collaboration franco-allemande (…) en faisant comprendre le caractère européen de la lutte menée par l'Allemagne contre le bolchevisme » (selon un article d'Aziz Zemouri dans "Le Point" du 22 mai 2013). Ces responsabilités lui ont valu un séjour en prison à Grenoble après la Libération, entre octobre 1944 et janvier 1945 (son fils Patrice, qui s'est engagé politiquement sous une étiquette d'écologiste de droite, a affirmé que son père aurait été blanchi de l'accusation d'avoir occupé un magasin d'un commerçant pourchassé par les nazis).

D'autre part, d'avoir été un agent d'espionnage pour le compte de l'URSS entre 1953 et 1963, à une époque où il n'avait pas beaucoup de pouvoir (sauf celui, pendant deux ans, d'avoir été parlementaire). C'est l'hebdomadaire "L'Express" du 31 octobre 1996, dans une enquête d'investigation de Jérôme Dupuis et Jean-Marie Pontaut, qui a révélé cette information à partir du témoignage que l'ancien patron des services secrets roumains aurait fait auprès de la DST en 1992 (François Mitterrand aurait alors été mis au courant). D'autres évoquent au contraire que Charles Hernu aurait été un informateur de la CIA jusqu'en 1981 en raison de son opposition à De Gaulle.

Ces deux faces supposées sombres n'ont pas eu de vraie confirmation ou de vrai démenti, les enfants de Charles Hernu ont même publié un livre pour sauver l'honneur de leur père ("Affaire Hernu. Histoire d'une calomnie", en 1997). Si le trentième anniversaire de sa mort a été célébré à Lyon (peu avant la crise du covid-19), Charles Hernu est toutefois peu une référence politique pour tous ceux qui, d'une manière ou d'une autre, se sont retrouvés ses héritiers politiques (hors localement). L'ingratitude viendrait en premier de Laurent Fabius dont la présence aux obsèques avait été considérée comme indésirable par la famille car il avait fait pression auprès de François Mitterrand pour provoquer la démission du Ministre de la Défense devenu un simple fusible.

Le journal "Le Monde", qui a aussi enquêté sur le sujet, a conclu le 1
er novembre 1996 : « L'affaire est trop grave pour qu'on en reste là, dans ce clair-obscur propice aux rumeurs et aux soupçons. Le secret doit être levé, la vérité doit être dévoilée, l'opinion, les élus, les partis doivent savoir. (…) Sinon la France confirmerait, une fois encore, qu'elle reste prisonnière d'une culture monarchique où les puissants, même disparus, sont à l'abri de toute curiosité publique. ». Charles Hernu, victime ou coupable ? Il est parti en plein exercice avec tous ses secrets...


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (02 juillet 2023)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
Charles Hernu.
Pierre Mauroy.
Roger-Gérard Schwartzenberg.
Georges Kiejman.
Robert Badinter.
Roland Dumas.
Olivier Dussopt.
Laurence Rossignol.
Olivier Véran.

Sophie Binet.
Les congés menstruels au PS.
Comment peut-on encore être socialiste au XXIsiècle ?
Nuit d'épouvante au PS.
Le laborieux destin d'Olivier Faure.

PS : ça bouge encore !
Éléphants vs Nupes, la confusion totale.
Le leadershit du plus faure.
L'élection du croque-mort.
La mort du parti socialiste ?
Anne Hidalgo.
Le socialisme à Dunkerque.
Pierre Moscovici.

_yartiHernuCharles04




https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20230703-charles-hernu.html

https://www.agoravox.fr/actualites/politique/article/les-deux-faces-de-l-inenarrable-248872

http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2023/06/30/39956258.html





Publicité
Publicité
Commentaires
Newsletter
Publicité
Archives
Le canalblog de Sylvain Rakotoarison
Merci de m'avoir lu.

L'intégralité de mes articles (depuis février 2007) se trouve sur le site http://www.rakotoarison.eu
Canalblog n'héberge que mes articles depuis mars 2015.
© Copyright 2007-2019 : Copie strictement interdite sans autorisation écrite préalable.

Publicité